C’est ce soir. Encore une dizaine d’heures devant moi pour préparer, récapituler, me projeter. Encore une dizaine d’heures à trépigner, anticiper, m’impatienter. Encore une dizaine d’heures pendant lesquelles la vie va suivre son cours, pendant que je suis déjà ailleurs.
Je rêve d’une bulle pour me consacrer à l’ambiance, pour savourer par avance. Mais c’est pas si simple, il y a des enfants qui me courent dans les pattes, et des soucis du quotidien qui me tournent dans la tête. Grand écart entre ce merveilleux moment présent qui m’exaspère aujourd’hui, et cette attente dans laquelle je voudrais plonger toute entière. Tout est prêt pour ce soir. Je pourrais juste ranger chaque chose à sa place et revenir dans l’ici et maintenant. Mais ça marche pas, c’est le bordel dans ma tête. Flottement fébrile. Je pense aux veilles d’anniversaires de mes filles, quand chaque année je lutte pour revenir dans le concret, le matériel, la décoration du gâteau, alors que mon esprit et mon corps tout entier sont en train de revivre les contractions, les dernières heures de fusion, la rencontre.
Et puis il y a cette vidéo qui revient dans mon fil d’actualités.
Elle me cloue au sol pour la énième fois. Je ne suis plus dans l’attente, je suis dans l’urgence.
Bien sûr qu’il va se passer quelque chose de précieux, d’essentiel, ce soir encore, entre femmes, entre féminité et maternité. Bien sûr que tout est là, dans le corps des femmes, dans ce chœur de femmes, dans la sororité. Bien sûr que j’ai raison d’être comme une dingue, comme une veille d’anniversaire, comme si ma vie en dépendait. Nos vies en dépendent. J’ai raison mais ça m’aide pas. J’ai encore plus envie de bulle et d’unité et de faire taire le bordel dans ma tête. Est-ce que ça va se calmer à un moment ? Est-ce que je vais pouvoir flotter tranquille ?
Mes filles sont scotchées, elles veulent l’écouter une deuxième fois. « Elles ont dit des gros mots » souligne la plus jeune. Et oui, ma pupuce, pour faire passer certains messages, on a le droit de dire des gros mots, y’a même pas d’autres mots qui tiennent la route. Elle hoche la tête, mais reste dubitative. Je la regarde, mon petit bout de bonne femme qui tournicote et m’empêche de me projeter à fond dans cette tente rouge comme je le voudrais. Mais comment lui donner tort ? Ici aussi il se passe quelque chose de précieux et d’essentiel, auprès de ces petites futures femmes. J’en ai vécu, des bulles de sororité, des fragments de tentes rouges, avec elles. Tiens, toutes les fois où on a parlé de la Lune et du cycle féminin, des seins qui poussent et qui font du lait, de l’empathie et de la maternité et de tout le reste. Des tas de mini-bulles de tentes rouges.
Avec ma mère aussi, il y en a eu. Avec ma sœur. Avec mes amies doulas ou pas. Avec des femmes qui ignoraient jusqu’à l’existence de la sororité, des tentes rouges. Des bulles de 10 minutes, une heure, une longue soirée. Est-ce que ces bulles avaient moins de valeur parce qu’elles n’étaient pas ritualisées ?
Et quand l’évaluation des compétences de « mes » collégiens se repointe dans ma tête, je pense à cette ado à qui j’ai dit l’autre jour que la valeur d’une personne ne se mesurait pas à ses notes au collège. Un vrai scoop pour elle. Ce jour-là je me suis tiré une belle balle dans le pied, car elle se fiche royalement de mes cours, et je ne suis pas sûre de savoir changer ça. Mais aujourd’hui je pense à elle comme une future femme et je sais que j’ai sûrement mieux à faire que juste évaluer ses compétences. Est-ce qu’on peut créer des bulles de sororité partout, tout le temps ? Est-ce qu’on peut les créer unilatéralement ?
Moi qui voulais flotter en paix, voilà que les questions se bousculent dans ma tête. Je pense à ces adolescent.e.s, hommes et femmes de demain. A mes filles, femmes d’après-demain. A la sororité, à l’empathie, à l’écoute vraie. Tout est lié. Tente rouge ou pas tente rouge. Tout est lié et si c’est tant le bordel dans ma tête, c’est peut-être qu’on ne peut pas démêler si facilement la bobine. Qu’on prépare une tente rouge ou un anniversaire de naissance ou tout le reste de la vie. Tout est lié.
Une tente rouge dans chaque village. Et une bulle de sororité chaque jour, pour chaque femme, mini-femme, future femme. Peu importe la ritualisation, qui me tient tant à cœur pourtant. Peu importe l’ambiance, on peut sûrement se passer de bougie. Peu importe la tente, pourvu qu’on ait l’écoute.
C’est dans une heure. Finalement, j’ai flotté toute la journée, entre fantasmes et rêveries. J’arrive sur le lieu, portée et transportée par l’énergie d’une tente rouge officielle et assumée, une vraie grosse bulle qui va pouvoir enfler et s’épanouir et remplir tout l’espace sous les voiles rouges et chauds. Déballage et montage… Ah, non, pas de montage ! Je n’ai pas les raccords pour assembler la structure… Je n’ai pas les foutus raccords en plastique ! Ce sera une tente rouge sans tente. Moi qui ai passé l’après-midi à me laisser bercer par cette belle idée que la tente rouge était partout autour de nous, bulle de sororité en libre service, juste là à attendre qu’on s’en saisisse… Je salue l’ironie… Univers, tu ne vas quand même pas me dire que maintenant il va falloir que je tourne 7 fois ma langue dans ma bouche même avant de penser !? Pas le temps de me lamenter sur mon sort, les participantes seront bientôt là. Mais quand même, si à un moment donné tu veux bien me laisser retourner doucement vers ma zone de confort (faire une tente rouge sous une tente, tout ça), ce serait appréciable !!!
C’est dans 5 minutes, tout est prêt, les premières femmes arrivent. Une d’elle est accompagnée de sa bambine de 20 mois, ce n’était pas prévu. Elle va pouvoir crapahuter autour de l’espace de parole, sa maman va pouvoir garder un œil sur elle tout en restant auprès de nous. Ça n’aurait pas été possible sous la tente. Ok, avec tes plans chelous, tu avais tout prévu. Gratitude. Ok, tout est lié, mais ça, je le disais déjà tout à l’heure, tu m’apprends (presque) rien.
C’est passé. C’était magique.
C’est une vraie drogue.
Prenez-en, et partagez. Une tente rouge dans chaque village. De la sororité pour chaque femme. De l’empathie pour chaque humain. Tout est lié, tout est lien, commencez à tisser !